En décembre 2013, le magazine italien NSS mag lança un jeu sous forme de quizz intitulé « Fashion or Porn » qui a fait grand bruit sur les réseaux sociaux. Le principe est simple : des bribes de photos apparaissent à l’écran et il faut déterminer hors contexte s’il s’agit d’une « sage » image de mode ou d’un cliché issu du monde du hard.
Difficile de battre des records tant certaines poses ou expressions sur les visages jouent sur l’ambigüité. Un constat qui semble révélateur d’un phénomène bien palpable. En effet, la frontière entre publicité de mode et image à caractère sexuel n’a eu de cesse de s’amenuiser avec les années. A tel point que l’on parle aujourd’hui d’hypersexualisation, de « pornification » de la mode pour reprendre le terme anglais.
En 2004, William Endres et Christophe Hug dans leur ouvrage intitulé Publicité et Sexe : Enjeux psychologiques, culturels et éthiques tiraient déjà ces conclusions : « Les images à caractère sexuel sont communes dans la publicité depuis longtemps. Cependant, depuis les dernières décennies, l’imagerie devient plus explicite, plus commune. De nombreuses publicités sont proches de la frontière avec la pornographie. La publicité adopte même parfois ses conventions visuelles et messages.»
A la même époque, le New York Times allait également dans ce sens en affirmant que « la mode s’est inspirée de l’esthétique porno avant même l’art, la vidéo, la musique et Hollywood. »
La tendance n’est bien évidemment pas nouvelle. On utilisait déjà la nudité pour booster les ventes au début du siècle et l’érotisme dans la photographie de mode a connu son apogée avec des photographes de renom comme Helmut Newton ou Jean-Loup Sieff.


Mais si la nudité constitue notre état premier et naturel, il ne faut surtout pas confondre érotisme et pornographie.
Dans le cadre de mes recherches sur le sujet, j’ai interviewé Michel Dorais, sociologue de la sexualité et chercheur à l’université de Laval. Je lui ai demandé la différence qu’il établissait entre les deux notions. Selon lui, « l’érotisme se définit comme l’art subtil de la suggestion alors que la pornographie dévoile tout, tout de suite, sans retenue et en gros plan. Elle ne laisse aucune place à l’imagination, à l’anticipation, qui sont au contraire sollicitées par l’érotisme. »
Cependant, en poussant l’analyse plus loin, on se rend compte que la frontière est parfois mince et qu’elle est aussi une question de point de vue, de sensibilité. Comme le disait si justement André Breton, « la pornographie, c’est l’érotisme des autres », constat que cette photographie de Guy Bourdin illustre avec brio.

« Il y a toujours la possibilité pour celui ou celle qui regarde d’ajouter sa propre lecture, forcément subjective, au scénario érotique ou même pornographique qu’on lui présente » ajoute Michel Dorais.
De plus, on nage aujourd’hui dans une nébuleuse de concepts, à l’image du « porno-chic », du « fétichic » ou encore du « bondage », qui tendent à opacifier la limite entre érotisme et pornographie dans leur représentation respective.
Le porno-chic « s’inspire de la pornographie dans ses scènes les plus crues, tout en aspirant, comme si c’était de l’érotisme, à faire de l’art » précise Michel Dorais. Initié à l’aube des années 2000, le porno-chic a été popularisé par Carine Roitfeld, ancienne rédactrice en chef du magazine Vogue qui a multiplié les couvertures et éditos de mode provocants sous l’influence du photographe de mode Mario Testino et du designer Tom Ford.

Caractéristique d’une époque en besoin croissant de s’exhiber, le porno-chic est aussi reflet d’un renversement d’un certain nombre de tabous. En commercialisant son canard vibro-massant affublé de rayures multicolores dans le sous-sol de sa boutique de Saint Germain des Prés, Sonia Rykiel s’est montré précurseur en la matière, se faisant ainsi le symbole d’une évolution majeure des mœurs dans l’appréhension de la sexualité et du plaisir féminin.
Avec son défilé prêt-à-porter automne-hiver 2011-2012, Marc Jacobs signe l’avènement du « fétichic » dans une esthétique rappelant Charlotte Rampling dans Portier de Nuit. En se réclamant davantage de l’érotisme et du fantasme avec un vestiaire sombre arborant buste corseté, talons aiguilles, cuir et bas nylon, le « fétichic » entend ainsi dépasser la provocation caricaturale et inhérente au porno-chic et se pose en digne héritier d’un Claude Montana ou d’un Jean-Paul Gaultier.
Qu’il s’exprime de manière plus ou moins explicite, l’imaginaire autour du sexe fait vendre et se pose comme une source inépuisable d’inspiration pour l’industrie créative. La dérive majeure tient aujourd’hui à sa surenchère inexorable, symptomatique de l’hypersexualisation de la mode et de la société dans son ensemble.
Dans un article paru en novembre 2013, Caryn Franklyn, présentatrice britannique, s’insurge contre une mode devenue « une branche à part entière de l’industrie pornographique. » Cette dérive est due selon elle à deux facteurs : la diffusion de plus en plus massive de la pornographie via Internet et l’augmentation des retouches photos. « Réduire les femmes à une paire de seins, à des parties génitales et à une mine boudeuse est devenue aujourd’hui une véritable identité artistique. Ce n’est pas vendre de la mode. Ce n’est rien vendre si ce n’est du sexe.»

« La publicité de mode d’aujourd’hui est envahie par les photographes et les réalisateurs du genre du très dénigré photographe millionnaire Terry Richardson, dont l’esthétique entière repose sur l’objectification pornographique de la femme » commente Kate Hakala, journaliste du site Nerve, « centre culturel en ligne pour le sexe, l’amour et la culture ».
Terry Richardson utilise en effet les procédés de la photographie amateur. Par l’utilisation exacerbée du flash, il confirme l’existence d’un genre à part entière et semble parfois filtrer avec le vulgaire. Car ne l’oublions pas, entre l’érotisme et la pornographie, il n’y a qu’un pas… comme entre le bon et le mauvais goût. Il ne lésine pas sur les gros plans : la chair est à vif dans sa plus simple expression, sans écran et avec un réalisme cru qui rappelle les peintures de Lucian Freud. On aperçoit une cicatrice, des poils. Personne n’est épargné. Je choisis volontairement de ne pas montrer les clichés en question mais il suffit de taper son nom sur Google images pour les voir apparaître.

Ce style sans précédent qui le caractérise permet à certains de ses défenseurs de dire que ses clichés ne relèvent pas de la pornographie.
Pour Gavin McInnes du magazine new-yorkais Vice, « l’une des choses les photos touchantes dans les photos de Terry, ce sont les imperfections. » Pour Olivier Zahm, éditeur du magazine Purple, « il photographie la beauté féminine du point de vue masculin. » Il renchérit : « En fait, Terry œuvre contre la pornographie, puisqu’il réintroduit le désir, la sexualité, le sexe ludique dans la réalité et en direct avec le studio. Il photographie la sexualité comme une connivence entre lui et son modèle. Il ne joue pas le jeu de la domination et de la dépendance sexuelles de la pornographie. Il s’investit personnellement. Nous voyons son bras et sa montre, sa main, son corps, quelque fois son pénis etc. »
A vous de juger. Personnellement, je trouve cette dernière assertion complètement grotesque. Non pas que je remette totalement en question le travail de Terry Richardson mais il est normal de se poser quelques questions face à ses réalisations, à l’image du clip où Miley Cyrus s’exhibe nue et s’adonne aux plaisirs du léchage de marteau. Le photographe de mode a d’ailleurs été accusé à plusieurs reprises d’agressions sexuelles par des mannequins dont la dernière en date est celle de Charlotte Waters qui a dans une lettre anonyme publiée le 4 mars dernier relate que ce dernier lui aurait ordonné de pratiquer une fellation lors d’un shooting à New-York en 2009. Une pétition « No more Terry » a même été crée afin de désinciter les grandes marques à faire appel à ses services.
Et ce n’est pas forcément une mauvaise chose. En effet, certaines conclusions laissent sans voix quant au pouvoir manipulateur des images de mode et du luxe qui loge dans notre inconscient.
Une étude réalisée auprès de 87 étudiants par Kate Waldman et Kathleen Vohs et publiée en novembre 2013 dans le journal Psychological Science, révèle que le seuil de tolérance des femmes face à l’objectisation du corps et la mise en scène de sa sexualité dans la publicité s’accroit plus le produit vendu est un produit de luxe. « Les femmes trouvent les images sexuelles déplaisantes lorsqu’elles mettent en avant un produit bas de gamme, mais cette réaction à l’imagerie sexuelle était mitigée quand le produit mettait en avant un produit au prix élevé. Ce phénomène n’a pas été observé parmi les hommes. » Les chercheurs expliquent ce phénomène par la théorie économique du sexe qui considère les relations hétérosexuelles comme un marché et le sexe comme un bien marchandisable : « les hommes cherchent à acquérir du sexe de la part des femmes en leur offrant d’autres ressources en échange. »
Une théorie sur laquelle Kim Chapiron s’est en partie basée pour monter le scénario de son dernier film baptisé « La Crème de la crème » où il met en scène trois étudiants d’une école de commerce prestigieuse qui montent un réseau de prostitution. Loin d’éviter les clichés et de soulever de vraies questions quant à la gravité du sujet abordé, le film entend toutefois mettre en garde « une génération qui connaît les gang-bang avant même de savoir embrasser » et qui tend ainsi à banaliser la pornographie en oubliant l’essentiel : l’amour.
Dans son ouvrage intitulé « la Sexualité spectacle », Michel Dorais parle d’une nouvelle révolution sexuelle, celle de la génération 2.0 qui entend « tout voir, tout montrer ». A ce titre, « le mot d’extimité a même été inventé pour caractériser cette nouvelle forme de dévoilement continu et presque obligé de l’intimité. »
« Le web et les réseaux sociaux permettent d’avoir accès à une infinité d’images et de contacts virtuels, ce qui donne l’impression que la sexualité est plus accessible que jamais ; or, je ne vois pas d’avancées significatives sur le plan de la connaissance de soi, de sa propre sexualité et même de celle des autres. Il y a là un étrange paradoxe, d’où mon appel au développement d’un sens critique et d’une réflexion sur la sexualité qui ne nous condamnent pas à retourner à la censure ou à la pudibonderie d’antan, mais plutôt à un questionnement sur ce qu’est l’intimité, et même l’identité qui en découle » argumente-t-il.
Parce que la mode est le témoin privilégié des changements sociétaux, il est important de garder son sens critique face à ce phénomène qui s’avère beaucoup plus pernicieux que l’on ne le croit. Et je me permets ici de soulever ce point car je suis moi-même généralement assez bon public et plutôt friande de ce type d’esthétique dont j’en ai bien souvent oublié les dérives potentielles, prise aux mains du processus de séduction irrésistible de cette machine à rêves.
Pour conclure cette article, je finirai par la couverture du dernier Jalouse qui met en scène Thylane Blondeau, fille de Veronika Loubry, presque vierge de tout artifice, mais avec toutefois une maille Dior… comme toutes ses camarades de classe. Je laisse volontairement la question ouverte en rappelant toutefois qu’avec ses allures de lolita, la baby mannequin avait fait scandale en décembre 2010 en posant pour une série de photos orchestrées par Tom Ford où elle apparaissait maquillée et couverte de bijoux à l’âge de 10 ans. Avec ses poses suggestives, elle rappelait étrangement Brookes Shields dans sa baignoire sous l’objectif de Richard Prince… Le processus créatif, cet éternel recommencement.
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